Une analyse critique
- Luxemburger Wort
- 5 Jun 2021
- Par Hubert Hausemer *
Beaucoup de Luxembourgeois ignorent sans doute qu’il existe un organisme international, l’IHRA (en français: Alliance Internationale pour la Mémoire de l’Holocauste), fondée en 2000 et dont le Luxembourg est un membre effectif. Et ils ne savent pas non plus que l’IHRA propose depuis 2016 une définition de l’antisémitisme, qu’elle cherche à faire adopter par des Etats, des universités et d’autres institutions publiques. Enfin, peu de nos compatriotes sont au courant du fait qu’une motion de notre Chambre des députés a été votée à une très grande majorité le 19 juillet 2019, recommandant au gouvernement d’adopter cette définition, ce que notre gouvernement a fait le 24 janvier 2020, certes sans les onze exemples dont il sera encore question plus loin. Il est urgent de revenir de façon critique sur cette définition, vu que le député ADR Fernand Kartheiser vient d’adresser à différents ministres cinq questions parlementaires concernant l’antisémitisme au Luxembourg; la question 3933 adressée au Premier ministre et Ministre d’Etat se rapporte justement à la définition de l’IHRA.
Celle-ci est en butte cependant à de nombreuses critiques de la part par exemple de juristes éminents et même d’organisations juives. Si, à première vue, elle semble tout à fait plausible, elle n’en soulève pas moins des critiques dévastatrices, et cela à au moins quatre niveaux.
Une définition vague et ambiguë
«L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs qui peut se manifester par une haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme visent des individus juifs ou non et/ou leurs biens, des instituitions communautaires et des lieux de culte».
La définition prête le flanc à la critique d’abord par son caractère vague et ambigu. Parler de «perception» revient à situer l’antisémitisme en premier lieu dans le domaine subjectif. L’adjectif «certaine» est muet sur la nature spécifique de cette perception: Parler des manifestations de quelque chose n’est pas définir celui-ci. «Peut» laisse entendre qu’il y a d’autres manifestations sans cependant les nommer. Les manifestations de l’antisémitisme visent des individus «juifs ou non». Mais que peut bien être un antisémitisme qui prend comme cible également des non-juifs ?
Cette brève analyse montre déjà que cette définition, qui d’après l’IHRA doit pourtant aider à identifier les cas d’antisémitisme, est tout simplement inutilisable à cet effet. Ce qui est déjà suffisamment grave pour une définition qui revendique un caractère officiel; mais les onze exemples qui l’accompagnent représentent un réel danger pour la liberté d’expression.
L’IHRA s’est peut-être rendu compte du déficit de sa définition et lui a donc ajouté, pour l’illustrer, des « exemples … destinés à guider le travail de l’IHRA» et des destinataires de la définition. Mais avant même de citer la liste de ces exemples, l’IHRA en donne une sorte de clé de lecture par l’avertissement suivant: «L’antisémitisme peut se manifester par des attaques à l’encontre de l’Etat d’Israël lorsqu’il est perçu comme une collectivité juive.»
Certes, la phrase suivante atténue un peu cette mise en garde: «Cependant, critiquer Israël
comme on critiquerait tout autre Etat ne peut pas être considéré comme de l’antisémitisme.» Le ton toutefois est donné et un soupçon se lève irrésistiblement: Cette opération, n’aurait-elle pas pour but principal de protéger l’Etat d’Israël et de faire taire les critiques à son égard? Ce soupçon se trouve renforcé par le fait que, à part quelques exemples pertinents, sept sur les onze exemples présentés se rapportent justement à l’Etat d’Israël.
Deux exemples parmi onze
Il n’est pas possible ici d’examiner de plus près tous ces exemples. Qu’il suffise d’en analyser deux. L’exemple 7 affirme comme étant antisémite «le refus du droit à l’autodétermination des Juifs, en affirmant par exemple que l’existence de l’Etat d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste ». Cela soulève plusieurs questions, et en premier lieu celle de savoir ce qu’est au juste un Juif. Se définit-il d’après la religion juive ou bien de son origine biologique? Dans les deux cas, cela n’a aucun sens de parler d’autodétermination au sens politique du terme, les Juifs ne formant ni un peuple ni une nation, tout au plus une ethnie. Et de toute façon, suivant les deux définitions possibles du Juif, l’Etat créé serait soit une théocratie, soit une ethnocratie sinon même un Etat raciste, mais en aucun cas une démocratie.
Quant à l’exemple 8, il affirme qu’est antisémite « le traitement inégalitaire de l’Etat d’Israël, à qui l’on demande d’adopter des comportements qui ne sont ni attendus ni exigés de tout autre Etat démocratique».
Or, il n’y a pas de «traitement inégalitaire» (en anglais «double standard») si l’on accuse Israël d’être un Etat colonialiste ou encore de pratiquer une forme d’apartheid: Les faits sont en effet indéniables. S’il y a double standard, c’est bien plutôt en faveur d’Israël; il n’y a qu’à comparer les réactions violentes à l’encontre de l’annexion de la presqu’île de la Crimée par la Russie et la quasi-absence de réactions à l’extension permanente des colonies israéliennes en territoire palestinien, pour ne pas parler des nombreuses résolutions de l’ONU, ignorées par Israël sans que cela soulève la moindre indignation de la part de l’UE ou d’autres Etats démocratiques.
La loi fondamentale israélienne
Le caractère inutilisable de la définition de l’IHRA et le fait qu’elle met en danger la liberté d’expression sont renforcés par un événement qui aurait dû alerter nos députés et notre gouvernement et les empêcher d’adopter la fameuse définition: Le 19 juillet 2018, une nouvelle loi fondamentale, c’est-à-dire une loi ayant valeur constitutionnelle, a été votée par la Knesset, selon laquelle l’Etat d’Israël est défini comme étant «le foyer national du peuple juif». En plus, «Jérusalem, entière et unifiée» est déclarée être «la capitale d’Israël». Enfin, « l’Etat considère le développement des colonies juives comme une valeur nationale et agira pour encourager et promouvoir leur création et leur renforcement».
Que reste-t-il dans ces conditions du droit de critiquer l’Etat d’Israël, droit pourtant affirmé par l’IHRA? En toute logique, il n’en reste plus grand chose: Toute critique de l’Etat d’Israël sera en fait la mise en question d’une collectivité juive en tant que juive et elle aura inévitablement un caractère antisémite. Israël se définissant comme étant un Etat juif n’est plus un Etat comme les autres. Voilà comment Israël s’est immunisé contre toute critique.
Défauts formels de la définition
Restent encore quelques remarques concernant des aspects formels de la définition en question. Elle est déclarée par l’IHRA être une «définition opérationnelle» (en anglais «working definition» ou encore, dans une autre traduction française «définition de travail»), c’est-à-dire donc non-définitive. Pourquoi alors n’a-t-elle pas encore été amendée au vu des nombreuses critiques qu’elle a encourues depuis sa déclaration?
En plus, elle est dite, par l’IHRA elle-même, «non (légalement) contraignante». Pourquoi alors ces pressions, malheureusement couronnées de succès, sur les Etats et toutes sortes d’institutions pour l’adopter? Dans ces conditions, que peut bien signifier, pour un Etat, «adopter» cette définition, alors qu’elle n’a aucun statut légal ?
Une nouvelle définition
Est-ce que pour autant une définition de l’antisémitisme est superflue? Bien sûr que non; il faut simplement qu’elle soit utilisable sans baîllonner l’esprit critique. Une telle définition vient d’être proposée, le 25 mars 2021, par un groupe de 200 universitaires d’Europe, des Etats-Unis, du Canada et d’Israël, dans leur «Déclaration de Jérusalem sur l’Antisémitisme» qu’on peut consulter sur internet. Considérant que la définition de l’IHRA est présentée par l’IHRA même comme une définition de travail, ces universitaires se sont proposé de l’améliorer. Dans la version française, elle s’énonce comme suit: «L’antisémitisme est une discrimination, un préjugé, une hostilité ou une violence à l’encontre de juives et de juifs en tant que juives et juifs (ou à l’encontre d’institutions juives en tant que juives).»
Les avantages de cette définition sautent aux yeux. D’un côté, il n’est pas fait référence à des états d’âme qui «peuvent» se manifester comme de la haine. D’autre part, non seulement cette éventuelle haine est concrétisée, mais des exemples de manifestations de l’antisémitisme sont clairement répertoriés. Mais surtout: Il est précisé qu’il n’y a antisémitisme que si des personnes sont visées «en tant que juives». Cette mise en évidence est capitale, car elle permet de distinguer, ce que l’Etat d’Israël cherche obstinément à amalgamer, ce qui relève d’un antisémtisme avéré et ce qui est de la nature d’une critique de l’Etat d’Israël.
On ne peut que souhaiter que les instances qui se sont ralliées à la définition de l’IHRA, et en particulier nos députés et nos dirigeants, se ravisent et soutiennent dorénavant la définition de la Déclaration de Jérusalem.