Le 13 juin 2018 à la Chambre des députés, F. Kartheiser brandit une brochure et la présente comme « le dernier rapport antisémitisme 2017 », ne se privant pas d’attaquer à nouveau le Comité pour une paix juste au Proche-Orient (CPJPO), comme il en a l’habitude depuis quelques années.
Mais qu’est-ce donc ce « rapport » que M. Kartheiser a présenté comme un document officiel ?
Il ne s’agit pas d’un rapport officiel sur l’antisémitisme, lequel aurait tout son intérêt, mais d’une initiative privée, qui se dit « Edité par Bernard Gottlieb pour le groupe de travail Recherche et information sur l’antisémitisme au Luxembourg ». Les contributeurs préfèrent garder l’anonymat.
Ce « rapport » épingle une caricature critique de la politique de l’État d’Israël que le CPJPO a montrée à son stand lors du Festival des migrations 2017. Qu’en est-il de la liberté d’expression, si rapidement invoquée quand il s’agit de se moquer des musulmans (voir Charlie Hebdo) ou des personnages politiques qui ne nous sont pas sympathiques ?
Le « rapport » emploie des méthodes critiquables en procédant par amalgames grossiers afin de pouvoir accuser le CPJPO d’antisémitisme. Le CPJPO n’accepte pas ce genre d’accusations gratuites.
Il importe de noter que le « rapport » en question arrive à un moment où F. Kartheiser l’un des députés le plus à droite dans le spectre luxembourgeois, qui accuse régulièrement le CPJPO d’antisémitisme, devra se présenter devant les juges pour atteinte à l’honneur et à la réputation. Il arrive dans un contexte européen de rapprochement entre les partis d’extrême droite et le gouvernement israélien, alors que celui-ci instrumentalise l’antisémitisme contre les ONG qui osent critiquer sa politique, allant même jusqu’à publier une liste noire d’organisations internationales réputées – dont certaines juives – et à interdire à leurs membres d’entrer en Israël et en Palestine. Au même moment où le lobby pro-israélien fait campagne pour que les États adoptent la définition de l’antisémitisme de l’IHRA, laquelle comporte en annexe des exemples très contestables rattachant la critique de la politique israélienne à l’antisémitisme.
L’accusation d’antisémitisme est grave, celui-ci a conduit à des millions de morts il n’y a pas si longtemps. C’est malheureusement souvent devenu une stratégie pour fuir le débat et réduire l’autre au silence. Notre liberté d’expression est à défendre ; dénoncer la violence quotidienne de l’occupation et de la colonisation israéliennes doit pouvoir se faire encore à l’avenir. Il faudra éviter que l’engagement pour la justice soit plus hasardeux que le soutien à l’oppression.
Vous trouverez ci-dessous une analyse plus approfondie du traitement de la caricature dans le « rapport ».
Il circule au Luxembourg depuis le mois de mai un document qui se nomme « Recherche et information sur l’antisémitisme au Luxembourg (RIAL) – Rapport 2017, Edité par Bernard Gottlieb pour le groupe de travail Recherche et information sur l’antisémitisme au Luxembourg ».
Nous ne nous prononcerons pas sur la qualité du document dans son ensemble ni sur l’expertise de ses auteurs, qui se réduisent à des prénoms.
En revanche, nous avons quelques mises au point à faire sur les attaques qu’il porte à l’encontre du Comité pour une paix juste au Proche-Orient (CPJPO).
Le « rapport » liste 13 incidents antisémites, parmi lesquels il en isole deux pour se livrer à une « analyse de quelques cas spécifiques » (selon les auteurs). Les deux exemples retenus ont partie liée au CPJPO, le premier parce qu’il se réfère à une caricature vue sur un stand du CPJPO, le deuxième parce que la personne incriminée, dont le nom n’est pas précisé, serait membre du CPJPO, « à la connaissance » des auteurs du « rapport » (« unseres Wissens Mitglied des CPJPO »).
Nous nous limiterons à réagir au premier exemple, faute de connaitre la personne citée dans le second.
Quelques précisions concernant cette caricature réalisée par Latuff en 2010 et sur son utilisation.
Elle est en effet apparue en mars 2017 sur le stand du CPJPO peu avant l’ouverture du Festival des Migrations, où elle n’est probablement restée pas plus d’une heure. Les agressions verbales et tentatives d’intimidation par un couple israélo-luxembourgeois émotionnellement perturbé par notre stand et notamment par la caricature ont en effet mené les bénévoles présents ce jour-là à la retirer rapidement pour calmer les esprits et aussi d’ailleurs à demander l’intervention de la sécurité du Festival. Il s’agit d’un dessin sévère, qui dénonce la politique israélienne d’expulsion des Palestiniens de leurs terres, politique qui a commencé en 1947-1949 et se poursuit de manière plus insidieuse depuis (colonisation continue de la Cisjordanie avec confiscation des terres, judaïsation de Jérusalem-Est, pourtant prévue comme capitale d’un futur État palestinien, appropriation de la Vallée du Jourdain et de ses ressources en eau, destructions des infrastructures palestiniennes et des moyens économiques de subsistance, zones frontières notamment agricoles de Gaza interdites aux Gazaouis, etc.).
Les caricatures, surtout quand elles sont politiques, simplifient et grossissent volontairement les traits de la réalité afin d’appeler le lecteur/spectateur à réagir. Elles relèvent de la liberté d’expression. Les débats sur la caricature de Mohammed dans un journal d’extrême-droite danois en 2006 et les caricatures de Charlie Hebdo qui ont blessé profondément de nombreux musulmans ont confirmé la primauté de la liberté d’expression.
Dans leur « analyse » de la caricature, les auteurs du « rapport » commencent par s’intéresser à d’autres caricatures de Latuff, que jamais le CPJPO n’a montrées où que ce soit. En apposant ces images juste sous le titre du chapitre « Caricature sur le stand du CPJPO au Festival des migrations, des cultures et de la citoyenneté », ils créent la confusion, induisant en erreur le lecteur pressé qui peut penser qu’il s’agit de dessins que le CPJPO a montrés. Approche étonnante pour un « rapport » qui se voudrait une référence.
Ces images choisies par les auteurs mettent clairement mal à l’aise car elles rapprochent la Shoah, dont 6 millions de juifs furent victimes sous le nazisme, de ce que vivent les Palestiniens depuis 1947. Or il est évident que le massacre par balles, par épuisement, par dénutrition, par chambre à gaz de 6 millions de personnes du seul fait de leur religion (on parlait plutôt de race en ces temps-là) relève d’une autre nature et d’un autre degré de gravité que l’expulsion de 750 000 Palestiniens de leurs terres lors de la création de l’Etat d’Israël, l’occupation et le contrôle depuis 1967 de 5 millions d’entre eux, le déni de nombre de leurs droits fondamentaux, une démocratie basée sur l’appartenance au peuple juif et ces dernières années une fascisation dénoncée par des historiens israéliens juifs reconnus (Zeev Sternhell, Daniel Blatman, etc). Le CPJPO estime ce type de rapprochement déplacé et inapproprié. Le rapprochement est-il pour autant antisémite ? Cela mériterait une réflexion approfondie et objective, de type universitaire. Il existe différentes définitions de l’antisémitisme : « racisme dirigé contre les Juifs et tout ce qui est perçu comme juif » (Dictionnaire de l’Académie française) ; « doctrine ou attitude systématique de ceux qui sont hostiles aux juifs et proposent contre eux des mesures discriminatoires » (Larousse); « une certaine perception des Juifs, qui peut être exprimée comme de la haine envers les Juifs », définition de l’International Holocaust Remembrance Alliance (IHRA)[1]à laquelle se réfère le « rapport », etc. Est-ce que le fait de représenter un Palestinien en tenue de déporté devant le Mur de Séparation (l’une de ces caricatures décriées par le « rapport » mais jamais utilisées par le CPJPO) signifie que le dessinateur est hostile aux juifs ? Est-ce qu’il n’essaie pas, d’une façon contestable et avec l’outrance propre à la caricature (ce qui ne veut pas dire antisémite), de choquer les opinions pour qu’elles comprennent la souffrance du peuple palestinien en rappelant les souffrances que les juifs eux-mêmes ont subies ? Est-ce que parce ce que ces souffrances connurent une dimension sans commune mesure que s’y référer est antisémite ? Est-il antisémite d’être frappés par le fait que l’État qui se définit comme juif et héritier des siècles de répression des juifs européens commette lui-même des crimes à l’égard d’un autre peuple, même si ces crimes sont « moins graves » ?
Les Israéliens eux-mêmes ne se privent pas de recourir à ce rapprochement, de façon outrancière : ainsi en 2005 le Premier ministre A. Sharon était-il devenu le nouvel Hitler aux yeux des colons forcés d’évacuer Gaza, certains d’entre eux n’ayant pas hésité à revêtir la tenue rayée à l’étoile jaune. Ces colons qui osaient comparer le retrait de Gaza à la déportation par les Nazis sont-ils antisémites ?
Concernant la caricature exposée par le CPJPO, le « rapport » la décortique point par point et en déduit ce que seraient les intentions du CPJPO. Il nous a fallu lire le passage du « rapport » le concernant pour voir des choses que nous n’avions pas vues, comme de nombreuses personnes extérieures au CPJPO à qui le dessin fut montré. Ainsi le fait que le graphisme des S dans le titre pourrait rappeler la façon dont l’Allemagne nazie représentait le sigle de la SS n’était venu à l’esprit de personne.
Le « rapport » s’émeut également des références faite à de nouvelles règles d’expulsion dans la caricature : « New Israeli mass deportation rules ». Il semble dire que cette affirmation ne saurait avoir aucun lien avec l’actualité, mais qu’elle voudrait volontairement créer un rapprochement avec “les wagons à bestiaux dans lesquels les Juifs européens étaient acheminés vers les camps de concentration et d’extermination, et cela, le CPJPO ne peut pas l’ignorer” (page 52 du Rapport). Encore une fois, prêter au CPJPO une telle vision et une telle intention relève de l’interprétation la plus fantaisiste. Le CPJPO base son engagement sur des faits – suffisamment graves pour ne pas avoir besoin d’être assimilés à l’horreur des camps d’extermination nazis. La présidente du CPJPO dont l’essentiel de la famille grand-paternelle polonaise a été exterminée à Treblinka et dont une arrière-grand-mère fut déportée du Luxembourg à Theresienstadt, est particulièrement choquée de ces distorsions de sens. Pourquoi les auteurs du « rapport » ne se sont-ils pas adressés au CPJPO pour avoir un échange à ce sujet avant de le brocarder sur la place publique, à l’instar de Monsieur F. Kartheiser contre lequel le CPJPO intente une action en justice ?
Le CPJPO propose régulièrement des rencontres aux personnes qui critiquent violemment ses positions sur Facebook; aucune suite n’est jamais donnée, malgré des relances. Les « New Israeli mass deportation rules » comme le dessin ont été directement inspirés à Latuff par un article publié sur le site du quotidien israélien Haaretz (non antisémite, à notre connaissance) en avril 2010 : IDF Order Will Enable Mass Deportation From West Bank. Nous invitons les auteurs du « rapport » à lire cet article de l’excellente journaliste israélienne juive, Amira Hass, grâce auquel ils apprendront beaucoup sur la réalité quotidienne des Palestiniens.
A de nombreuses reprises, le « rapport » se réfère à la définition de l’antisémitisme de l’IHRA, que nous avons citée plus haut. Mais il ne fait pas que se référer à la définition même, il s’appuie aussi sur les exemples qui ont accompagné la communication de l’IHRA. Exemples très problématiques parce qu’ils cherchent à rattacher la critique d’Israël à l’antisémitisme. Aujourd’hui une pression importante s’exerce sur les pays membres de l’IHRA pour qu’ils adoptent cette définition de façon formelle au niveau national, et bien entendu avec les exemples. A ce jour ce sont quelque 7-8 pays (Royaume-Uni, Allemagne, Autriche, Israël, Bulgarie, etc.) qui ont adopté cette définition, la plupart d’entre eux en refusant d’y intégrer les exemples controversés. Parmi ces exemples, le «rapport» en met plusieurs à contribution pour appuyer son attaque contre le CPJPO (en anglais dans le «rapport»): « Drawing comparisons of contemporary Israeli policy to that of the Nazis »; «Denying the Jewish people the right to self-determination, e.g. by claiming that the existence of a State of Israel is a racist endeavor. »
Le « rapport » recourt à ces exemples comme s’il s’agissait d’extraits du code pénal. Or non seulement ils n’ont aucune valeur juridique, mais ils ont soulevé de vives réactions de certains pays membres de l’IHRA. A titre d’exemple, en France, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, dans son Rapport 2017 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, exprime sa forte opposition à la transposition en France de cette définition (page 28). Pour en savoir plus sur la définition de l’antisémitisme de l’IHRA.
La lutte contre l’antisémitisme comme toutes les formes de racisme (et aujourd’hui le racisme antimusulman est bien plus répandu que l’antisémitisme) est louable et nécessaire. Nous sommes déçus que les auteurs du « rapport » n’aient pas cherché le contact avec le CPJPO, nous estimons que le dialogue (et la pédagogie si nécessaire) devrait être premier en cas de « soupçon d’antisémitisme » (terme utilisé par F.Kartheiser).
Se peut-il que le « rapport » ait des objectifs non avoués ? Il est clair que toutes ces attaques menées par F. Kartheiser et les auteurs du « rapport » sur le supposé antisémitisme du CPJPO et de sa présidente détournent l’attention de la réalité de l’occupation israélienne et des responsabilités européennes que dénoncent le CPJPO et l’ensemble du mouvement de solidarité avec la Palestine. Est-ce un moyen, inconscient, d’ignorer les faits auxquels le CPJPO sensibilise, car ces faits ne peuvent que déranger (au minimum) les auteurs du « rapport » que nous imaginons tous attachés aux droits de l’homme et aux valeurs démocratiques de liberté, égalité et fraternité ? S’agit-il d’une stratégie plus globale recourant au chantage à l’antisémitisme pour réduire au silence ceux qui souhaitent contrecarrer la propagande de l’État israélien selon laquelle il serait un État démocratique libéral normal ? Au-delà de cette caricature, il est intéressant de rappeler que Monsieur Gottlieb a déjà réalisé et diffusé en 2016 un « rapport » attaquant frontalement le CPJPO. Cette fois-ci, l’approche diffère quelque peu. Le résultat recherché semble le même : nuire à la réputation du CPJPO, afin de l’isoler et déprécier son message. Dans un même mouvement que F. Kartheiser.
Début juillet le CPJPO avait demandé rendez-vous avec les deux institutions qui apparaissent comme « sponsors » sur la page de couverture du «rapport », le Consistoire israélite de Luxembourg et la Communauté israélite d’Esch-sur-Alzette. Cette dernière n’a pas donné suite. La rencontre avec le Consistoire a eu lieu ce 5 septembre. Les échanges ont été francs et ouverts. Les représentants du Consistoire ont précisé que ce qui avait été sponsorisé était une association en train de se mettre en place, dont la mission est de combattre l’antisémitisme, et non pas directement le rapport ; ils ont ajouté que le rapport n’engage que ses auteurs.
[1]La définition complète adoptée par l’IHRA en 2016 : “L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs, pouvant s’exprimer par de la haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme sont dirigées contre des individus juifs ou non juifs et/ou leurs biens, contre les institutions de la communauté juive et contre les institutions religieuses juives. »